L’Affaire Bourdonnec ou Aly Gaye Diop Bineta Massamba, entre Mythe, Histoire et Symbole.
L’histoire des peuples colonisés a été très souvent écrite selon la vision et le prisme déformant du vainqueur.
Tel est peut-être l’archétype de l’évènement survenu à Rufisque, il y a, aujourd’hui, plus d’un siècle (112 ans précisément), quand il vous arrive de consulter les archives de la France d’Outre-Mer sur la Colonie du Sénégal. C’est le cas de l’évènement intitulé : l’Affaire Bourdonnec.
En effet, relatée avec force détails, dans la presse de l’époque à travers les Annales Coloniales du 27 février 1913, transcrit par l’autorité administrative, dans le câblogramme n° 250 du 12 février 1913, confirmée par le certificat de genre de mort établi et signé, le 5 mars 1913 par le Dr. Lucien Ninaud, médecin municipal de Rufisque avec un contreseing du Maire Gabriel Escarpit, l’affaire Aly Gaye Diop, ne relève point d’une légende.
C’est un fait historiquement daté géographiquement localisable, comme décrit dans le rapport de l’autorité coloniale :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître que dans le courant du mois de janvier dernier, un vol ayant été commis au préjudice de la maison SCHOLS., Me Bastsale, juge d’instruction, après une enquête des plus minutieuses, lança un mandat d’amener contre le nommé Ali Gaye, commerçant à Rufisque. M. Bourdonnec, commissaire de police de cette localité fut chargé de l’exécution de ce mandat.
Le lundi 10 févier, il convoquait l’intéressé à son cabinet et lui signifiait, l’acte qui le concernait… ».
Ainsi, refusant d’être l’agneau du sacrifice car, sûr de son innocence, de son bon droit et de son honorabilité chevillée au corps, Aly Gaye Diop sortit son revolver et fit feu sur le commissaire Bourdonnec, fonctionnaire zélé, ayant décidé séance tenante de l’humilier en lui mettant les menottes.
Voilà la geste d’Aly Gaye Diop qui corrobore le mythe l’honorabilité tant il est vrai, comme le dit une sagesse de notre culture : Nit, bu ca jom ak ngor joggee, dara desatufa.»
Aly Gaye Diop, fils de Guélaye Diop et de Bineta Massamba Ndiaye, riche commerçant détenant des comptoirs de négoce à Thiès, Noto, Ndande, Rufisque et Taἲba-Ndiaye , n’avait nullement besoin d’être le recéleur ou le complice d’un vol dans un établissement commercial de Rufisque. Voilà pourquoi, Il avait fait le serment, de ne jamais faillir à son honneur, devant sa famille, particulièrement devant ses deux épouses, à qui, il avait demandé de porter le deuil, en se détressant, quand éclata l’affaire.
Contrairement à ce qui est transcrit dans le rapport cité, Alé Gaye Diop, n’a jamais eu peur et n’a jamais fui devant ses responsabilité ; il se tira une balle à la tempe, respectant son serment de ne jamais accepter le déshonneur. C’est qui a fait dire au grand griot, virtuose du chant lyrique wolof, des années trente, le célèbre Gallo Mbaye de Rufisque :
« Aka jomba ñaaw,aka baax i baay
Alé Gay Gilaay,doomi Binta Màsamba Njaay
Mu nga féeru diggànte Coxo ak Cawléen ».
La tradition orale rapportée dans une émission « Demb » de la 2STv, animée par feu Amadou Taal Ngolgol, précise qu’Alé Gaye aurait tenté de raisonner le magistrat, en se proposant de payer une forte caution et de se rendre à Dakar, devant le Tribunal, pour prouver son innocence ; mais rien n’y fît, le juge d’instruction resta inflexible sur sa position. Ainsi, l’irréparable se produisit.
Voilà, l’histoire de l’homme dont cette place porte désormais le nom. Aly Gaye est donc loin d’être un quidam, sa figure et sa stature s’inscrivent, dans le panthéon et dans la trajectoire historique de notre vielle Ville. Il symbolise, à mes yeux, la résistance à l’oppression et à l’arbitraire. Riche entrepreneur ayant réussi dans ses affaires, grâce à sa foi au travail, dans un contexte de rivalité coloniale où les maisons de commerce marseillaises et bordelaises avaient pignon sur rue, Alé Gaye était cossu, puissant et avait une forte personnalité.
Le Conseil municipal de la Ville en inaugurant cette belle place relookée, à lui dédiée, nous aura permis, par devoir mémoriel, de revenir sur ce tragique moment, devant interpeler notre conscience. Ce lieu, comme l’écrit le jeune romancier Ismaël Niang, « n’est pas seulement un espace urbain, c’est un lieu de mémoire, un lieu qui doit nous rappeler que la lutte pour la dignité, la liberté et la reconnaissance se fait à tous les niveaux. Et que la victoire sur l’oppression ne se mesure pas seulement par des armes, mais aussi par les réussites économiques et culturelles. »
En honorant, aujourd’hui Aly Gaye Diop, la Ville de Rufisque rend hommage à un symbole qui, par son engagement patriotique aura fortifié l’affirmation de notre identité et notre dignité de citoyen d’une ville ayant contribué à l’ancrage du refus de l’arbitraire et au devoir de vivre dans la liberté, dans l’indépendance de pensée et d’initiative.
Que cette Place Aly Gaye Diop, soit un espace de recueillement et de réflexion pour tous ceux qui œuvrent et croient à la justice et à la dignité de l’homme.
Pour finir disons comme le Vieux Naay-Lὁo Njaay de Radio-Sénègal : « Alé Gay Jὁob Binta Masàmba,xasam deñul,bañ gaccé ko rey ».
En définitive, l’Académicien Jean D’Ormesson ne nous dit-il pas : « il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants ».
Meἲssa Ndiaye BEYE, Professeur de Littérature africaine Orale et Moderne.
Ancien 1er Adjoint au Maire de la Ville de Rufisque.